PORTRAIT
Théologien, Mgr Guillaume Derville est membre du conseil scientifique du centre de formation sacerdotale au sein de l'Université pontificale de la Saint-Croix (Rome). Aumônier d'étudiants à Paris, il exerce aussi son ministère pastoral dans le monde du travail. Il a publié récemment Devenir fils de Dieu. Une introduction à l'anthropologie théologique.
INTERVIEW
A l'occasion de la sortie de son dernier livre, Un seul cœur pour aimer, Mgr Guillaume Derville a accordé aux Editions Le Laurier une interview. Il aborde ici concrètement certains thèmes développés plus largement dans cet ouvrage de référence : l'amour, l'amitié, le célibat apostolique, la fécondité, la chasteté, la formation des Chrétiens, et les dangers de la pornographie, notamment.
Quelle définition donneriez-vous de l’amour ?
G.D : Dieu. L’Amour, c’est le mystère de Dieu, un et trine, qui nous crée libres, se donne à nous pour nous diviniser, nous aime et nous appelle à chaque instant à entrer dans le courant trinitaire d’amour et à nous aimer les uns les autres.
Aimer, c’est participer à cet amour divin. Se savoir aimé, pour aimer à son tour : chercher le bien d’autrui, le respecter, le comprendre, le servir, lui dire la vérité, l’aider à trouver le sens de sa vie. Le bonheur de celui qui aime est de faire le bonheur de l’être aimé. L’amour dans le temps est fidélité. C’est grandir en liberté, en personnalité. L’amour porte au sacrifice de soi, mais sans se sentir victime, justement parce que l’on aime. Aimer c’est mourir à soi-même pour se perdre en Dieu et sauver ses semblables. C’est donc suivre le Christ sur la croix. De sorte que l’expérience de saint Jean résume tout le christianisme : nous avons reconnu et nous avons cru que Dieu nous aime.
L’amitié, en quoi ressemble-t-elle à l’amour ?
G.D : L’amitié ne ressemble pas à l’amour ; elle en est une des formes, elle est amour. Pour les baptisés, amitié et charité – amour – ne font qu’un. Jésus a appelé ses disciples « amis ». Il y a mille manières d’être amis. L’amitié implique notamment d’aimer les autres avec leurs défauts ; j’évoque ceci dans mon ouvrage, et je souhaiterais développer le thème de l’amitié dans un prochain livre.
La personne est un être en relation avec autrui, sans quoi elle s’étiole. Avoir beaucoup d’amis, tous différents, est une grande chance. Chaque personne a quelque chose qui reflète la bonté de Dieu, son intelligence, sa générosité. L’amitié est une relation de confiance, elle permet de partager des idées, des projets, des joies et des peines.
Un seul cœur pour aimer : nous aimons nos amis avec le même cœur avec lequel nous aimons Dieu, nos parents, notre prochain. Dans le cas de l’amour conjugal, certes, l’amitié – qui se manifeste par exemple dans le dialogue, la conversation, la valorisation de l’autre, le silence partagé (la présence suffit), l’élévation mutuelle des âmes qui permet de voir le Christ dans l’autre –, l’amitié donc se transforme en une donation réciproque totale et unique. C’est pourquoi une préparation au mariage est si nécessaire, spécialement aujourd’hui, quand la notion de « milieu » a éclaté et que, néanmoins, il y a des priorités, et manières de vivre, assez distinctes, pas forcément évidentes pour tous. Je consacre quelques pages de mon livre au temps des fiançailles, où le dialogue, le pardon, le respect, la prière, la pureté du cœur, doivent permettre d’exercer un choix vraiment libre.
Qu’apporte le célibat apostolique à l’Église et à la société entière ?
G.D : Le célibat apostolique est d’abord un don de Dieu. C’est aussi un mystère. Jésus Christ a dit : comprenne qui pourra ! Le célibat par amour donne une grande disponibilité, il ouvre le cœur à un accueil large des autres, il témoigne aussi du fait que nous sommes en chemin vers le Ciel : c’est un célibat pour le royaume de Dieu. Cela dit, le célibat en soi n’est pas un projet de vie ; car le projet, c’est toujours d’aimer.
Quelle est la différence entre chasteté et virginité ?
G.D : Tout homme, toute femme, est appelé à la chasteté, qui est l’intégration de la sexualité dans la personne, et qui permet son équilibre. Le regard porté sur autrui ne « chosifie » pas, chaque personne est perçue dans le mystère de son être, à la fois corps, âme, histoire, tempérament, manière d’être... J’appelle souvent la chasteté « sainte pureté » parce qu’elle n’est possible que par la foi. La pureté est un don de Dieu et aussi le fruit d’un effort de maîtrise de soi, sous le regard aimant de Dieu.
Par virginité on peut désigner le fait de renoncer par amour de Dieu à la faculté sexuelle, laquelle est bonne en soi, pour garder son cœur entièrement pour Dieu. Alors c’est plus une affirmation d’amour qu’un renoncement. Ce n’est pas davantage un sacrifice que le mariage, qui suppose un don de soi renouvelé chaque jour et parfois héroïque. Mais la comparaison n’a pas de sens dans la mesure où, pour chacun, le meilleur est de répondre à ce que Dieu lui demande, à ce que Dieu donne de vivre et qui dessine le chemin du bonheur, de la joie qui perdure.
Nous sommes tous appelés à être féconds. Quelles sont les différentes formes de fécondité ?
G.D : Être fécond, c’est donner la vie d’une manière ou d’une autre. Dieu nous associe à son pouvoir créateur. Dans le mariage, un homme et une femme coopèrent au pouvoir créateur de Dieu, qui crée chaque âme, et en même temps le couple éduque un nouvel être, notamment dans la foi. Cet être est le fruit de leur union charnelle, qui est un acte de charité, c’est-à-dire d’amour. Mais ce nouvel être ne leur appartient pas. Si les naissances ne viennent pas, un mûrissement de l’amour mutuel peut conduire à une grande fécondité spirituelle et à une union dans la souffrance acceptée et sublimée par l’amour conjugal.
La Providence de Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Le mariage est quelque chose de grand, avoir des enfants aussi. L’important est toujours de se savoir dans les mains de Dieu. Par le baptême, nous participons à la génération éternelle du Verbe, nous sommes fils dans le Fils : en Jésus Christ. Rien n’est plus important que cela, sur les plans ontologique et existentiel. Être fils de Dieu, être fille de Dieu ; et le devenir toujours plus par l’action de l’Esprit Saint. Le reste est périphérique.
Pourquoi faut-il se former sur ce sujet (de l’amour) ?
G.D : Un petit enfant n’apprend pas tout seul à marcher ou à parler. De même, il doit apprendre à aimer en vérité, dans un équilibre de la raison, de la volonté et des sentiments. Cette formation du cœur entendu comme le tréfonds de la personne construit la maturité personnelle. Elle vient de l’amour reçu dans l’enfance, d’abord de l’amour mutuel du père et de la mère. Leur exemple est formateur, leurs enseignements aussi, même s’il n’y pas d’éducation parfaite. La prière remet chaque chose à sa place. Mal aimé, l’enfant risque de mal aimer à son tour. Mais Dieu est bon et il peut écrire droit avec des lignes courbes, pour former en nous l’image du Christ, nous conformer à lui. La souffrance peut être un lieu de croissance, le chemin vers la maturité humaine, dans une perception plus essentielle du véritable amour.
Quels sont les dangers de la pornographie (pour les adultes et les enfants) ? Comment les parents peuvent-ils / doivent-ils être vigilants aujourd’hui avec Internet à portée de mains ? Comment en sortir ?
G.D : La pornographie est le nouveau fumier du diable. Les statistiques montrent que la pornographie frappe énormément d’hommes, avant même l’adolescence et jusqu’à la vieillesse incluse. Les femmes en sont de plus en plus victimes aussi. Internet, qui fait tant de bien, en est un effroyable véhicule.
Les parents doivent respecter la liberté de leurs enfants tout en formant leur conscience et en exerçant une certaine vigilance. Attention à l’ingénuité de penser : « Mes enfants ne sont pas concernés ». C’est faux !
La pornographie engendre une insatisfaction permanente et une frustration, la mésestime de soi, le désespoir et l’incapacité d’aimer. Elle détruit la liberté, donc la personne. Regarder des images de ce genre, c’est se rendre complice d’une exploitation sordide pire que l’esclavage. La pornographie crée une addiction, comme en témoignent les médecins (j’explique dans mon livre le rôle de la dopamine). Ce n’est pas peu dire. De sorte que de « grands » hommes en apparence peuvent être des nains de jardin, malheureux comme des pierres, écrasés à l’intérieur d’eux-mêmes. Mais, puisque j’évoque un jardin, n’oublions pas qu’au premier jardin, qui est aussi un lieu théologique, Dieu dialoguait avec l’homme, et qu’après le péché il le cherche : où es-tu donc ? Dieu ne nous abandonne jamais, il peut nous transformer si nous y mettons de la bonne volonté et si nous sommes sincères avec nous-mêmes. L’orgueil violente notre pensée, obscurcit la mémoire, trouble l’intelligence. Il nous faut nous faire petits : l’humilité et la charité sont les premières vertus.
On se libère de la pornographie par la sincérité, la confession fréquente, la participation à la messe, la Communion eucharistique quand on a pu se confesser, la dévotion à la Vierge Marie, l’aide d’un addictologue, sans se contenter d’exigences médiocres, car c’est à la sainteté que Dieu nous appelle ; le travail, le sport, l’art – la musique, par exemple –, les amitiés vraies, la beauté de la création : autant de remèdes à ce fléau du XXIe siècle, des remèdes ou des garde-fous qui allient méthode et fantaisie. Il faut apprendre à se reposer, maîtriser son portable. L’humilité, la sincérité, la charité, sont décisives dans ce combat.
Dieu n’abandonne personne. Ce n’est pas à partir du mal que nous envisageons la vie, mais dans la perspective de Dieu, dans le fait que Dieu appelle chacun à la plénitude de l’amour. C’est ce que j’ai voulu dire dans mon livre, c’est sa perspective essentielle : Dieu nous choisit et nous appelle. Rien ne peut ébranler notre confiance en lui. La victoire est déjà acquise sur la croix, où l’amour a triomphé de la mort.
La pureté du regard, la clarté de la conscience, l’intention limpide : tout cela est possible grâce à l’amour de Dieu, cela donne une grande liberté et la joie de témoigner du Christ : il donne un sens à notre vie, une vraie complétude en même temps qu’une ouverture sereine à tout ce qui est bon.
Interview de Mgr Guillaume Derville à l’occasion de la sortie du livre Un seul cœur pour aimer
Le 9 septembre 2021
Par Philippine de Maigret